La 28ème convention nationale de l’Assemblée des Communautés de France (AdCF) a retenu comme axe central : les défis des solidarités villes-campagnes ; un sujet important, parfois maltraité, dans une époque de fort tropisme en faveur des métropoles. Les projets numériques de territoire font partie des leviers examinés pour travailler ces solidarités. Un atelier leur est consacré le 5 octobre 2017 dans lequel les organisateurs m’ont invité à intervenir. Cet article s’intègre dans ces discussions AdCF et reprend la plupart des supports de présentation utilisés.
« Projet digital de territoires : quels leviers pour l’accessibilité des services publics et au public ? », tel est le nom de l’atelier organisé par l’AdCF. Le numérique peut-il devenir demain un véritable outil de solidarité ville-campagne ? Représente-t-il au contraire un levier de fracture supplémentaire ? Si tel était le cas, ce que nombre de spécialistes observent au quotidien, quelles pourraient être les solutions pour inverser cette tendance ? Pour alimenter les discussions sur ces sujets, nous avons pris le parti, dans un premier temps, de synthétiser les travaux issus de plusieurs rapports récents. Ils n’incitent guère à l’optimisme. Au travers de quelques exemples, nous avons tenté, dans un second temps, de qualifier quelques-uns des leviers à même de redonner aux pouvoirs publics davantage de moyens pour réussir la transition numérique territoriale.
Fractures supplémentaires entre villes et campagnes ?
L’actualité ménage parfois des coïncidences intéressantes. Deux publications ont en effet été récemment proposées sur les interrogations au centre de l’atelier. La première est un travail du 26 septembre 2017 produit par l’association Que Choisir. La seconde prend la forme d’un rapport de l’Assemblée Nationale sur la couverture numérique du territoire présenté par Laure de La Raudière et Eric Bothorel le 27 septembre 2017. Toutes deux confirment ce que nombre d’autres rapports ou analyses avaient déjà mis en évidence. Les fractures numériques entre métropoles, villes et espaces ruraux se creusent.
Le document de l’association Que Choisir est présenté par un article dont le titre ne laisse guère de place aux doutes : « Transition vers le très haut débit. L’inadmissible amplificateur de la fracture numérique ! ». L’analyse géographique conduite par Que Choisir aboutit, il est vrai, à un diagnostic de la situation peu réjouissant. Les deux figures qui suivent illustrent l’ampleur des fractures numériques.

7,5 millions de foyers français ne peuvent pas accéder à une offre Internet décente et seulement 20% des habitants des communes de moins de 1000 habitants ont accès au Très Haut Débit (tel que défini par l’Etat – plus de 30 Mbps – et toutes technologies d’accès cumulées). Le constat s’avère édifiant même si sa valeur doit être relativisée. En effet, le rapport n’analyse pas réellement les perspectives à court – moyen terme générées par les Réseaux d’Initiatives Publiques. On reste néanmoins encore bien loin de l’objectif réaffirmé par l’Etat dans son communiqué de presse du 27 Septembre 2017 : « garantir le bon haut débit pour tous dès 2020, le très haut débit pour tous dès 2022, et une couverture mobile de qualité généralisée d’ici à 2020 ».
La résorption de la fracture numérique en matière de connectivité serait-elle toutefois juste une affaire de patience ? Si l’on se réfère aux travaux animés par deux des députés qui connaissent le mieux ces questions numériques, Laure de La Raudière et Eric Bothorel, ce ne serait pas si simple. Pour eux le plan THD, lancé en 2013, prévoit d’apporter un débit au moins égal à 8 Mbit/s fin 2020, et de 30 Mbit/s fin 2022. Cet accès au très haut débit n’est toutefois pas forcément synonyme d’accès à la fibre optique. D’autres technologies, moins performantes, seront mises en œuvre : 4G fixe, satellite, rénovation du réseau en cuivre… Or c’est justement sur ce premier point qu’il existerait un risque. Les rapporteurs estiment en effet que les zones peu denses, là où la fibre est moins rentable, risquent de voir se pérenniser des solutions transitoires qui demeurent beaucoup moins performantes.
Laure de La Raudière et Eric Bothorel constatent par ailleurs que « la concurrence qui se profile sur ces zones peu denses, du fait de la baisse du coût de l’installation, entre, d’une part, l’État et les collectivités locales et, d’autre part, certains opérateurs privés, est susceptible de menacer l’équilibre économique des réseaux publics en cours de déploiement. » Les rapporteurs proposent donc de lancer une étude complémentaire pour identifier les leviers législatifs à même de protéger ces modèles économiques dans la zone d’initiative publique. Ils suggèrent d’utiliser des leviers réglementaires pour que les opérateurs prennent des engagements contraignants de déploiement, car « l’objectif de desservir 100 % de cette zone en fibre optique en 2020 paraît aujourd’hui difficilement atteignable, au détriment des collectivités et des citoyens. »
Beaucoup resterait donc à faire pour véritablement inverser la tendance qui s’observe depuis plus de vingt ans. Les fractures « connectivité » entre villes et campagnes pourraient donc durablement rester la règle si une profonde inflexion des politiques numériques publiques n’était pas mise en œuvre.
Fait-on mieux dans d’autres volets numériques ? Plus précisément, est-on juste en retard dans le rural ou doit-on aussi accélérer au niveau national pour réussir à prendre une place significative dans le concert des nations numériques ?
La France numérique dans l’Europe ?
La Commission Européenne donne quelques indications pour répondre à cette interrogation. Elle a par exemple construit l’indice DESI (Digital Economy and Society Index). Ce dernier permet de comparer la situation numérique des pays d’Europe. Elle vient également de publier un « Rapport sur l’état d’avancement de l’Europe numérique » qui propose un document consacré à notre pays. Là encore, nous ne brillons guère. Parmi les 28 États membres de l’UE, la France se classe en effet seulement en 16e position. Pour la Commission, « la France appartient au groupe des pays obtenant des résultats moyens. » L’analyse de cette position est synthétisée dans la figure ci-dessous.
source https://www.blogdumoderateur.com/edpr-france-2016/
Ces résultats confirment nos performances médiocres en matière, d’une part, de connectivité et, d’autre part, plus préoccupant, dans le volet « intégration des technologies digitales par les entreprises ». Ils montrent en revanche la relative réussite de nos efforts en matière de services publics en ligne et de capital humain.
Serions-nous en train de nous tromper ?
Après d’autres, l’analyse des publications récentes n’incite donc guère à l’optimisme. Fractures numériques toujours béantes, doutes quant aux solutions de résorption de ces fractures, positions médiocres du pays dans les classements européens, sans parler de la puissance grandissante des GAFA ou de la concentration croissante des emplois numériques à très haute valeur ajoutée autour de quelques spots mondiaux, le chemin semble encore long pour réussir notre transition numérique.
Pour nombre de développeurs locaux notamment, l’utopie initiale s’avérait pourtant enthousiasmante. La figure ci-dessous rappelle quelques-unes des excellentes raisons qui nous ont poussées à croire dans le réseau des réseaux. Quelques dizaines d’années après, les constats s’avèrent pour le moins douloureux. Nous sommes bien loin des aspirations premières.
Faut-il donc envisager que l’on fasse fausse route ? Est-on réellement en train de créer les conditions nécessaires pour réussir une transition numérique génératrice de véritables plus-values sociales, économiques ou culturelles ? Chacun aura son opinion. Mais sans doute pourrions-nous tous nous accorder sur une conviction : il semble possible de faire mieux.
Comment pourrait-on faire mieux ?
La question est immense. Nous avons fait le choix de l’aborder via le prisme des organisations de proximité. Ce ne sont bien sûr pas les seules à même d’agir, loin s’en faut. Mais territoires ou espaces de vie figurent bien parmi les leviers indispensables pour déployer des solutions véritablement créatrices de plus-values locales. Je reste d’ailleurs étonné de constater à quels points nombre de stratégies numériques globales, publiques comme privées d’ailleurs, oublient, voire même maltraitent, cet impératif de construction de modèles numériques territoriaux. A l’inverse de ce presque déni de numérique travaillé comme une ressource locale, la formule d’Eric Kerrouche, dans une interview de juin 2016, résume bien la piste explorée. Il faut, disait-il, enrichir les stratégies « macro » des grands opérateurs par des projets numériques plus micro » qui répondent aux besoins des territoires.
Les projets numériques territoriaux gagneraient pour cela à ne plus penser quasi exclusivement en mode « tiroirs » ; par exemple le tiroir « infrastructures d’accès » ou encore celui des « applications de services ». Nous avons en effet observé à quel point une approche plus large, plus écosystémique, permet d’aller plus loin, plus durable et plus vite. La figure ci-dessous esquisse une approche de ces écosystèmes.
Deux exemples de projets numériques territoriaux illustrent cette approche.
- Le premier relève des actions conduites par le couple Communautés de Communes Maremne Adour Côté Sud (MACS) / Société Publique Locale (SPL) DigitalMax qui intervient schématiquement autour triangle Capbreton / Soustons / Saint-Vincent-de-Tyrosse dans les Landes.
- Le second a trait à la zone d’activités Pau Cité Multimédia, à Pau donc, construite et gérée par la Société d’Economie Mixte (SEM) Pau Pyrénées.
MACS figure parmi ces territoires pionniers qui ont décidé de prendre en main une partie de leur devenir numérique via la création de la Société Publique Locale (SPL) DigitalMax. Les investissements numériques brièvement rappelés ci-dessous lui permettent désormais non seulement de maîtriser ses stratégies services mais aussi de gérer les carences des opérateurs du marché. DigitalMax intervient par exemple pour assurer un service numérique de qualité pendant la saison touristique qui voit le territoire passer d’environ 60 000 habitants à plus de 300 000 usagers.
Et visiblement cela fonctionne… La figure qui suit fournit quelques informations sur les effets numériques locaux générés par l’action publique.
Dans un contexte différent (une zone d’activités réunissant 40 entreprises et 1300 collaborateurs), le cas de Pau Cité Multimédia relève d’une logique comparable. De l’infrastructure optique aux données usagers en passant par les solutions dédiées smarts buildings, la SEM Pau Pyrénées a pris la décision de maîtriser elle aussi la plus grande partie de son écosystème numérique. Elle a même fait le choix de travailler les convergences entre transitions numériques et énergétiques comme le montre la figure ci-dessous.
Comme pour MACS précédemment, les effets locaux de ces choix ne manquent pas d’intérêt. Ils laissent à penser qu’il existe bien un modèle territorial d’investissements numériques à la fois financièrement tenable et à valeur ajoutée locale.
Une subsidiarité numérique à inventer ?
DigitalMax et Pau Cité Multimédia préfigurent-ils ainsi, avec d’autres, d’un possible modèle territorial complémentaire de celui des grands opérateurs du marché ? Les résultats obtenus semblent l’indiquer. Ils confirment que les conditions de faisabilité juridique, technique et financière existent. Ils montrent également que les effets de ces « modèles micro » s’avèrent non seulement significatifs mais également susceptibles de transformer une partie des investissements numériques en ressources d’action locale. Ils incitent par conséquent à renforcer la place des acteurs publics de proximité, au premier rang desquels figurent les Etablissements Publics de Coopération Intercommunale (EPCI), dans le déploiement d’un Internet pensé aussi comme un levier de développement local.
Mais cette entrée par les Communauté de Communes, les Communautés d’Agglomération et les Métropoles est-elle suffisante ? Ne conviendrait-il pas aussi d’envisager des formes de mutualisation et d’actions communes qui élargissent ces périmètres ? Le sujet s’avère bien entendu complexe. Les concurrences politiques hyper-locales, par exemple entre ville centre et pôles péri-urbains, font souvent obstacles. Il existe pourtant mille raisons pour adopter des périmètres plus vastes : s’adapter aux véritables espaces de vie du quotidien des usagers, mutualiser les moyens de développement numérique, éviter le piège d’une application par ville ou de plusieurs réseaux wifi publics sans connecteur commun, partager des ressources humaines, disposer de prix d’achat plus bas en jouant sur les volumes, ou encore renforcer les liens entre villes et campagnes en stimulant, par exemple, les filières courtes entre producteurs ruraux et consommateurs urbains.
Aussi, dans la perspective de cette indispensable subsidiarité numérique qui reste encore à inventer, comment ne pas se demander s’il n’existerait pas une place à ménager à des véhicules de projets commun comme, par exemple, les Pôles métropolitains formés entre territoires urbains et ruraux ou les pôles d’Equilibre Territoriaux et Ruraux ? Quelque chose me dit que ces perspectives pourraient d’ailleurs aussi faire l’objet de nouvelles discussions lors de la table ronde organisée le 9 Octobre à Annecy, de 18 h à 21h, par l’association Choisir Savoie.
Superbe article !
Je retiens , outre le diagnostic, peu optimiste, que je partage , deux « nécessités » :1-des leviers législatifs supplémentaires 2- des micro projets
Avec tout le soutien de la « bête » Go ! https://websdugevaudan.wordpress.com/ 😉
Intéressant … accorder, par décision politique, l’usage de la ressource à la base du réseau : le sous répartiteur. Le terrain est vierge … donc peu de chance que processus réduise les droits individuels. Avec, comme condition, que le chaque niveau dispose du pouvoir d’améliorer la loi.
C’est le niveau du terrain qui connait le mieux la réalité … dans le cas du numérique, il dispose de l’essentiel du potentiel d’amélioration.
Donc une démarche inverse de celle des ordonnances Code du travail : les entreprises sont la base ; depuis l’origine elle dispose du pouvoir d’améliorer la loi ; les ordonnances lui accorde un nouveau pouvoir, celui de la dégrader : la mauvaise loi chasse la bonne.