Promouvoir de nouvelles formes de collectifs locaux : une des clés pour réussir les transitions numériques territoriales ?

La Fondation Jean Jaurès vient de publier un rapport intitulé « Pour travailler à l’âge du numérique défendons la coopérative ! ». Ce document s’applique aux domaines des transports ; des domaines singulièrement transformés par l’émergence des VTC. Ses auteurs, Jérôme Giusti et Thomas Thévenoud, défendent l’intérêt d’une régulation fondée sur le recours au statut hybride d’entrepreneur salarié associé (ESA) de coopérative d’activités et d’emploi (CAE).  La démonstration est brillante ! Elle invite d’ailleurs à étendre les pistes proposées par-delà le monde des transports, par exemple en fondant les politiques numériques territoriales autour de nouveaux collectifs d’acteurs publics et privés.

Les bouleversements numériques en cours transforment non seulement nos usages, nos modes de vie, nos rapports aux autres et à nos espaces de vie mais ils modifient aussi notre rapport au travail et au pouvoir. « Pour le meilleur comme pour le pire », rappellent Jérôme Giusti et Thomas Thévenoud avant de s’interroger sur le sens de cette révolution numérique : « que voulons-nous vraiment ? Un numérique qui libère ou un numérique qui aliène ? (…) Le monde qui se construit sous nos yeux n’est peut-être pas celui que nous aurions souhaité. Essayons de l’améliorer. C’est encore possible. »

Réguler l’ubérisation des VTC par les Coopératives d’Activités et d’Emplois (CAE)

Le rapport de la Fondation Jean Jaurès aborde cet immense défi au travers du secteur des VTC, l’un des domaines dans lequel l’ubérisation de nos sociétés trouve sa source. Selon Le Robert, cité par les auteurs du rapport, ubériser revient à « déstabiliser et transformer avec un modèle économique innovant en tirant parti des nouvelles technologies ». Fin du salariat, développement de l’autoentreprise, Uber a en effet inspiré quasiment tous les secteurs de l’économie.

Le rapport de la Fondation Jean Jaurès recherche des solutions non pas pour dénoncer l’ubérisation mais pour l’améliorer. Ses auteurs préconisent pour cela de passer par la régulation et non pas par le droit. Selon eux, les solutions existent en effet déjà pour concilier « innovation numérique et protection du travailleur, volonté d’être indépendant et modèle social français, ubérisation et sécurité juridique. Elle porte le nom de coopérative d’activités et d’emploi (CAE). »

Ces dernières ont été créés par une loi du 31 juillet 2014 relative à l’économie sociale et solidaire. Précisé par un décret du 27 Octobre 2014, le statut d’ESA est entré en vigueur le 1er janvier 2016. « Son originalité est qu’il constitue une forme hybride entre les deux statuts de salarié et de travailleur indépendant. Il est novateur en ce sens qu’il offre les avantages des deux » rappelle la Fondation.

Les atouts du statut d’ESA ont été soulignées dans plusieurs rapports récents cités par Jérôme Giusti et Thomas Thévenoud. En janvier 2016, un rapport du Conseil national du numérique (1) concluait que le modèle coopératif était particulièrement adapté à l’univers numérique. En mai 2016, un rapport de l’Inspection des affaires sociales (IGAS -2) recommandait de « créer un statut spécifique d’entreprise porteuse collaborative réservé aux contributeurs des plateformes coopératives » inspiré des modèles suédois (egenanställning) et britannique (umbrella company). Ce statut permettrait de négocier des accords avec les plateformes au bénéfice des travailleurs collaboratifs pour offrir à ces derniers des services, par exemple comptables et administratifs, sur la base d’une relation contractuelle entre le salarié et le porteur qui serait « de même nature que celui des contrats d’entrepreneur salarié des coopératives d’emploi et d’activités ».

Cette « piste ESA » reste toutefois à ce jour peu ou pas utilisée par les acteurs de plateformes de VTC. Le rapport rappelle à quel point par exemple « les plateformes de mise en relation estiment que la CAE risque de remettre en cause leur modèle opérationnel et économique actuel en raison, d’une part, de l’importance des mutualisations des fonctions et des charges des conducteurs qu’elle induit possiblement et, d’autre part, de l’incitation à se regrouper et à s’organiser qu’elle constitue pour les conducteurs, voire à négocier leurs conditions de travail et le prix de la mise en relation. » Pour dépasser ces oppositions, la Fondation fait donc œuvre de pédagogie et formalise ses propositions.

Transitions numériques territoriales et coopératives

L’esprit du rapport de la Fondation Jean Jaurès converge avec nombre de projets numériques locaux dans lequel ces doubles enjeux d’indépendance et de coopérations se retrouvent quasi systématiquement. Quelques exemples parmi les opérations que nous expérimentons illustrent ces défis. Dans un projet d’agence touristique, comment associer des prestataires, par exemple des guides, des organisateurs de parcours eaux-vives, des hébergeurs, dans un véritable projet commun où chacun se sentira acteurs et à même de mutualiser des solutions d’intérêt communs ? Dans un programme d’aménagement, en mode quartier intelligent, comment réunir promoteurs, aménageurs, commerçants locaux, prestataires de services de proximité notamment autour de plateformes de services en ligne et de lieux associés à valeur-ajouté locale ?

A chaque fois, la question de l’organisation des coopérations se pose. A chaque fois, les conditions d’organisation des liens entre organisations ou travailleurs collaboratifs font soucis. A chaque fois, nous recherchons des formes d’hybridation à même de concilier des impératifs économiques, contractuels, sociaux, territoriaux et de plus en plus écologiques et numériques.

Les pistes proposées par la Fondation Jean Jaurès permettraient-elles de réduire les charges d’exploitation de chaque membre du collectif, de sécuriser les propriétés et les revenus, voire même d’intéresser chaque contributeur aux résultats tout en le laissant libre d’organiser son activité et de partager des temps de formation et de développement ? La piste mérite d’être examinée.

Nous partageons en tout cas la conviction de Jérôme Giusti et Thomas Thévenoud : l’enjeu consiste bien, dans les stratégies numériques, de retrouver l’idée de progrès social en inventant un coopérativisme digital capable de doter ses membres de nouveaux moyens pour relocaliser de la valeur ajoutée, pour réduire leurs dépendances aux GAFA, et pour mutualiser des solutions.

 

(1) Conseil national du numérique, Travail, emploi, numérique. Les nouvelles trajectoires, rapport remis à la ministre du Travail et de l’Emploi, janvier 2016.

(2). IGAS, Les Plateformes collaboratives, l’emploi et la protection sociale, mai 2016, p. 59.

 

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