Le chemin vers les territoires numériques de la France de demain reste à tracer

Retour sur le rapport Lebreton… Entre enthousiasme et doute, peut-être est-il ainsi possible de résumer mon sentiment à la lecture du document que Claudy Lebreton a remis à la Ministre de l’égalité des territoires et du logement en septembre 2013. Enthousiasme tant les éléments de diagnostic et l’analyse de quelques-unes des opportunités numériques paraissent forts. Doute pourtant, et c’est ce qui domine, à la lecture de recommandations qui ne tracent pas encore une véritable route pour construire les territoires numériques de la France de demain. Serions-nous donc toujours dans l’incapacité de trouver les leviers par lesquels une économie comme la nôtre peut s’inventer un destin numérique ?

Pour l’humble observateur des politiques numériques que je suis désormais, le rapport Lebreton se présente d’abord comme une gourmandise délicieuse tant le diagnostic est brillant. Formules précises, argumentaires chocs, exemples pertinents, le texte signé par le Président de l’Assemblée des Départements de France fait mouche. Sa première partie s’impose, je crois, comme un document de référence. Je ne résiste donc pas au plaisir de reprendre certains passages qui devraient figurer au fronton des façades de l’aménagement numérique national.

Numérique et institutions publiques ou comment changer sans rien changer !

Le premier de ces passages explique pourquoi nos institutions publiques avancent parfois avec tant de difficultés en matière de politiques numériques. Il rappelle à quel point ces institutions se méfient en fait d’internet, du Web 2.0 et de ces solutions digitales qui bouleversent les choses établies. « En France, nos institutions ont tardé à s’approprier la question du numérique et de ses enjeux… La loi votée en 2004, reconnaissant notamment la valeur juridique de la signature numérique et autorisant les collectivités territoriales à investir dans ce secteur, fut baptisée confiance dans l’économie numérique. Intitulé révélateur d’une ambivalence dont les Français ont le secret. … Ainsi, nos administrations ont considéré qu’il leur fallait se moderniser. Rien de plus. Au risque de changer sans rien changer. Comme si la révolution numérique était une vague, venant après d’autres vagues, qu’il suffisait de canaliser pour la maîtriser. » 

France éternel pays de la mode où une saison chasse la saison précédente? Pourtant, dés son avant-propos, le rapport Lebreton rappelle à quel point les changements s’avèrent profonds. « C’est à un accroissement prodigieux des connaissances et de la puissance des techniques de production et de diffusion, auquel nous assistons, à l’échelle de la planète. Un processus dont l’importance et la rapidité sont probablement sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Et c’est justement parce qu’il s’agit bien d’un changement de paradigme que l’on est en droit de se demander si la France n’aborde pas à reculons ce futur si proche. » C’est le sentiment qui est le mien depuis de nombreuses années. Nous subissons parce que nous n’avons pas assez de désir, pas assez d’enthousiasme pour transformer ces potentialités numériques en véritables ressources nationales.

La métropolisation, une thèse pré-numérique ?

Un second passage du rapport Lebreton ouvre me semble-t-il, lui aussi, des perspectives particulièrement fécondes. Il aborde la thèse de la métropolisation et rappelle les arguments de ses défenseurs. Pour ces derniers, les seuls atouts marchands, productifs et dynamiques de la France dans les années à venir vont se concentrer dans les métropoles et en tout premier lieu en Île-de-France. Cette région contribue à 30 % du PIB national et redistribue 10 % de son PIB aux autres régions, soit 3 % du PIB national. Il n’y aurait donc plus « pour de nombreux décideurs politiques qu’un seul choix pour sauver demain notre système d’égalité territoriale : relancer les zones productives, donc arbitrer pour la croissance là où elle se trouve aujourd’hui, c’est-à-dire dans les espaces métropolitains. En d’autres termes, si l’on veut sauver l’égalité des territoires et continuer, comme dans le passé, de détourner une partie des bénéfices des dynamiques métropolitaines vers les territoires en perte de vitesse, on risque de faire s’effondrer les derniers grands atouts économiques de notre pays que seraient les grandes métropoles… »

Explicitement, le rapport s’interroge sur le bien-fondé de cette thèse. Il estime notamment qu’elle repose sur une conception et des mesures inchangées de la croissance. « Elle ne prend pas en compte l’émergence du numérique et n’envisage aucune rupture organisationnelle pour l’aménagement du territoire sous son effet. La question qui se pose aujourd’hui est de savoir en quoi et comment l’économie numérique et les transformations sociétales et culturelles induites par les pratiques numériques peuvent non pas invalider la thèse d’une métropolisation des territoires mais la métamorphoser et la rendre compatible avec un avenir moins dépendant, plus créatif, plus cohésif pour l’ensemble des territoires. Faute de réponse, on risque d’assister à l’effondrement du concept même d’aménagement solidaire du territoire et à une ghettoïsation accrue des territoires, autant entre les territoires urbains, périurbains et ruraux qu’au sein de chacun d’eux. »

On ne peut que se réjouir de voir un rapport officiel aborder enfin ces questions et défendre l’existence d’alternatives à un modèle métropolitain qui d’évidence traite de plus en plus mal les classes moyennes et populaires.

Le rapport sur « les territoires numériques de la France de demain » reprend également plusieurs observations indispensables à prendre en compte pour inventer les politiques de demain dans ces domaines.

  • Il rappelle notamment à quel point les inégalités numériques renforcent les inégalités sociales et se déplacent de plus en plus dans le champ des usages.
  • Il souligne aussi que le déploiement des TIC a induit deux changements radicaux dans la façon de considérer l’action publique. D’une part, les questions relatives à l’aménagement du territoire et les dynamiques des espaces de vie et de travail se sont enracinées dans la proximité et la quotidienneté. D’autre part, tous les questionnements relatifs à la place, au rôle, aux droits des consommateurs, des usagers, des citoyens, des administrés, des habitants, des patients, des assurés, des enseignés, bref de la personne, se sont renforcés dans tous les processus publics de décision.
  • Il détaille enfin plusieurs opportunités numériques pour « la France et ses territoires », par exemple dans les domaines de l’éducation, de la santé ou encore de l’accès aux services publics.

Le diagnostic, trop brièvement rappelé ici, est donc solide. Il ne pouvait qu’annoncer des recommandations qui le soient tout autant. Est-ce le cas ? Chacun en jugera mais je ne cache pas ma déception. A minima, disons qu’il reste encore un peu de travail.

Les recommandations sont-elles à la hauteur des enjeux révélés ?

La lettre de mission signée par Mme Duflot demandait l’établissement de recommandations, « audacieuses », concernant le déploiement des usages et services numériques au service des territoires. Ces recommandations orientées « usages » devaient accompagner le déploiement du très haut débit tout en s’efforçant d’être, d’une part, efficaces en matière d’argent public et, d’autre part, enclines à favoriser les mutualisations en faveur de politiques de solidarité entre les territoires.

Le rapport dresse en réponse une liste de 22 recommandations dont la blogosphère et la presse ont fait déjà écho. Ces recommandations tentent de redonner toute leur place aux politiques publiques de services et de développement des usages. C’est un apport de premier ordre.

Dés la première lecture de cette partie du document, mon impression était toutefois mitigée. Aucune hiérarchie explicite dans les recommandations, pas de propositions vraiment « audacieuses », à aucun moment je ne m’étais dis « voilà qui pourrait bien changer la donne »… Il faut toutefois se méfier de ses premières impressions. J’ai donc laissé une dizaine de jours avant d’entreprendre une nouvelle lecture. Mon impression demeure. Sans rentrer dans le détail des recommandations et des questions non résolues, ma principale interrogation vient des silences et des absences.

Des silences qui pourraient bien rendre inaudible la belle musique du rapport

Silence quant aux leviers que la puissance publique nationale pourrait actionner pour montrer l’exemple; absence de toute traduction législative; le rôle suggéré pour l’Etat semble bien timide au sein des recommandations du rapport Lebreton.

  • On attendait des mécanismes pour un grand chantier ; on commence par proposer des « coordonnateurs territoriaux à l’innovation et à la culture numérique », sans budget d’ailleurs, et des « conseils locaux du numérique »…
  • On espérait un grand projet de distribution de services numériques, impulsé par l’Etat ; on encourage juste le principe de « conventions numériques » entre collectivités territoriales ;
  • on nous ressert même encore et encore les éternels poncifs du type « observatoire national de la culture, des pratiques et des mutations sociales liées au numérique » et même une « journée nationale sur les nouvelles solidarités numériques ».

Peut-on pourtant raisonnablement affirmer que le déploiement des services numériques au service d’une plus grande égalité des territoires pourra réussir sans un Etat moteur ? On attendait le lancement d’un vaste programme stimulé par un premier lot d’actions managé par un Etat déconcentré numériquement exemplaire ; on en reste à un trop vague exercice d’aide à l’organisation de politiques numériques locales. Où sont les missions des grandes entreprises publiques à fort potentiel de services de proximité augmentée, comme La Poste ou la CAF, réinventées par le numérique ? Où est le grand projet national orienté internet des objets ? Comme si l’Etat ne pouvait plus rien ou ne croyait plus en sa capacité à impulser…

Beaucoup aurait également aimé voir poser la question de l’opportunité d’une grande loi pour le développement territorial via les réseaux et les services très haut débit. Cela aurait certainement permis de poser la questions des moyens, par exemple réglementaires et budgétaires, trop absente du rapport. Or, on ne nous propose qu’un zonage de plus via la création d’un statut de « Territoire de transition et d’innovation ». Au sein d’un rapport commandé par l’Etat, ces silences surprennent.

D’autres points semblent également à préciser. Il n’existe par exemple pas de logiques de subsidiarité dans les propositions du rapport. Parmi les Collectivités territoriales, qui devrait faire quoi en matière de politiques de développement numérique des territoires ? On ne trouve guère non plus de propositions audacieuses en matière de coopérations entre organisations publiques et entreprises. Les propositions en faveur du « déploiement volontariste du télétravail » restent également à opérationnaliser… Tout cela ne semble donc pas encore faire projet et le risque est grand de voir un excellent rapport resté lettre morte. Ne faudra-t-il donc pas rapidement reprendre cette partie recommandations afin d’espérer trouver enfin la route vers les territoires numériques de demain ? J’en suis pour ma part convaincu. Le temps presse.

12 commentaires sur “Le chemin vers les territoires numériques de la France de demain reste à tracer

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  1. Tu as bien fait de le faire passer en seconde lecture car le rapport se révèle bien incapable d’entrer dans le dur du problème qui est introduit en une phrase dans cet article de Serge Bossini chez Henri Verdier :

    La révolution numérique institue un « public » si vaste et actif qu’il défie le « public » auquel se réfère l’État. Les qualités du « public » issu de la révolution numérique font droit à l’idée que l’État n’est pas adaptatif, pas représentatif, qu’il n’est porteur d’aucun sens, qu’il est coûteux et superflu.

    Introduction sévère mais qu’il pose pour mieux conclure sur l’enjeu :

    Inventons donc plutôt l’État qui comprend la révolution numérique et qui s’y inscrit positivement. La sphère de la loi, de la citoyenneté, des droits sociaux, des services publics, ne doit pas disparaître derrière la jonction des sphères de l’intimité et de la communauté. La survie de la civilisation fondée sur la loi est l’enjeu !.

    Accordons-nous sur le fait que le rapport Lebreton n’apporte rien à cette nécessaire invention.

  2. Il faut que je relise ça tranquillement pour être sur d’avoir tout compris 😉 Je n’ai vraiment lu que la première partie et ma première réaction est de me dire que si Jean Pierre se définit comme un « humble observateur des politiques numériques » alors là , moi, je ne suis rien, rien du tout !! Décidément je ne comprendrai jamais rien…sauf, peut-être, une chose, inspirée par la 1ere partie : pour votre bonheur Français de demain, entassez vous dans les villes ! Démonstration personnelle : j’avais acheté à Paris, dans un quartier populaire (11ème) un appartement « normal » pour une famille de 5 personnes, nous y avons vécu des années et je l’ai vendu en prenant ma retraite. Aujourd’hui, avec des revenus « normaux », j’aurais le choix entre entasser ma famille dans un studio à Paris ou vivre à 100 kms de mon lieu de travail. Si c’est ça l’avenir de la France , Bravo Messieurs, continuez , vous (n’)avez manifestement (rien) tout compris !!! et Basta les campagnes intelligentes http://websdugevaudan.wordpress.com/2011/09/24/campagnes-intelligentes/

    Je vais lire la suite mais chez moi aussi le doute, qui ne m’avais pas quitté d’ailleurs (http://websdugevaudan.wordpress.com/2013/02/12/la-fin-dun-tabou-et-le-retour-de-la-confiance/) s’installe profondément 😉

  3. La formule de Bossini est belle. Mais que le chemin de réinvention de l’Etat me semble parfois sans issue. Par où commencer ? J’avoue comme un doute…

  4. Cher Pierre… Une chose est sûre. A force de douter on va finir par apprendre… Car « qui ne doute pas acquiert peu » disait notre camarade Leonard (De Vinci). Continuons donc, à douter pour, qui sait trouver un jour 🙂 Affectuesement

  5. Au moment où les tarifs 4G se rapprochent de ceux d’internet, je m’étonne (1) que FT n’équipe pas tous ses sous-répartiteurs d’une antenne 4G en mutualisant l’ensemble de la bande passante potentielle ; ou (2) ne permette pas aux abonnés à un fixe d’un sous-répartiteur de le faire en s’associant. Je ne suis plus très au jus des problèmes de fréquence ; il me semble pourtant que la fréquence de la 4G est différente de cette de l’ADSL et de la voix.
Si vous analysez les offres 4G, vous constaterez que vous allez continuer à payer pour la pub que vous imposent le gros industriels du net ; soit, en gros, 95% du débit dont vous « disposez » (montant et descendant) : c’est-il pas une bonne affaire ?
Étonnons-nous aussi qu’un département comme le notre (la Lozère) ne dégroupe tous les sous-répartiteurs afin d’exiger de FT une telle mutualisation. Peut-être que je rêve mais je ne crois pas que l’équipement ad hoc des sous-répartiteurs puisse dépasser 100 €. Ce n’est pas ALCATEL qui va dire merci à FT et à l’ARCEP.
    (Assez amusant : les fournisseurs d’accès 4G proposent des tarifs calqués sur ceux du satellite mais avec (au moins) 70% de volume de données en moins. C’est-il pas beau l’entente cordiale ? ) Petit miracle : Orange s’engage à couvrir 40% des habitants au 31 décembre en 4G alors que Bouygues prétend en couvrir 63% pour un abonnement à 1 € de moins par sa présente offre.

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