Le Sénat, qui a publié le 31 mai 2017 le rapport « Aménagement du Territoire : plus que jamais une nécessité », a raison : l’aménagement du territoire, autrefois fer de lance de l’action de l’État, est devenu le parent pauvre des politiques publiques. C’est d’autant plus regrettable qu’une demande grandissante s’exprime pourtant dans ces domaines, y compris au travers de votes de rupture. Il faut donc rendre hommage à la haute assemblée. Lui rendre hommage sans toutefois occulter l’ampleur du chantier de refondation à lancer. Le temps d’une nouvelle conception de l’aménagement du territoire serait-il venu ? Cette hypothèse fait-elle sens ? Analyse au travers de l’une des deux priorités déclinées par le Sénat : le chantier numérique.
Depuis les années 1950, l’aménagement du territoire cherche à agir en faveur d’une répartition équilibrée des ressources, des activités et des hommes partout en France afin de préserver durablement l’ensemble du territoire national comme lieux de vie et d’activités. Le décret du 24 mai 2017 relatif aux attributions du Ministre de la cohésion des territoires ne change d’ailleurs pas l’esprit de ce vaste chantier.
Pour le conduire, si l’on se réfère par exemple aux travaux de Delamarre, Lacour, Thoin, la politique française d’aménagement du territoire a connu quatre grandes phases successives depuis son lancement.
- La première, après la seconde Guerre mondiale, fut marquée par les efforts de modernisation centrés sur les infrastructures et les industries propres à la France des trente glorieuses.
- Une seconde s’organisa principalement autour des indispensables programmes de reconversion inhérents à la crise du milieu des années 1970.
- A partir des années 1990, l’Etat sembla ensuite privilégier les démarches de développement des territoires, dans lesquelles les notions de projet et de réseaux furent des références-clés.
- Depuis le début des années 2000, l’aménagement du territoire semble désormais recentré sur la compétitivité. Fait totalement inédit, il a d’ailleurs fait le choix de ne plus agir de manière quasi exhaustive dans tout le pays mais de privilégier le soutien à un nombre limité de pôles. Les politiques en faveur des métropoles en sont l’un des exemples les plus parlants.
Magie de la théorie du ruissellement
Comme le rappelle le rapport du Sénat, ces mesures, qui cherchent à accroître les performances des zones supposées les mieux positionnées dans la concurrence mondiale pour ensuite redistribuer dans tout l’espace national, se fondent pourtant sur des hypothèses incertaines. Elles reposent notamment sur la théorie du ruissellement, le fameux « trickle down economics », qui postule que la richesse accumulée par les métropoles irriguerait in fine l’ensemble des territoires. L’analyse de la haute assemblée affirme pourtant que « cette idée du big is beautiful (…) ne fonctionne pas spontanément. » Le Sénat estime même qu’une « telle approche remet même en cause l’une des principales raisons d‘être de l’aménagement du territoire, qui est d’amortir l’effet des déséquilibres spontanés, non de les amplifier. Il est donc indispensable de penser l’aménagement du territoire autrement que par la métropolisation.»
L’accroissement des inégalités territoriales semblent bien donner raison au Sénat. Décrochage du Nord-Est, gentrification, fragilisation de nombre d’aires urbaines de moins de 100 000 habitants, croissance rurale souvent en panne, le document France Stratégie de juillet 2016 pointe nombre d’indicateurs qui attestent de la réalité croissante de ces phénomènes. Malgré cela, ce même document recommande pourtant toujours de « s’appuyer sur les métropoles pour constituer des moteurs de croissance profitant à l’ensemble des territoires. »
Des moteurs métropolitains pour diffuser une croissance cohérente dans toute la France ? Comment ? Par quels processus ? Magie, vous avez dit magie ? Les moteurs de cette supposée relation entre croissance métropolitaine et développement des territoires environnants reste en effet étrangement oubliés. La discussion quant aux rôles de l’Etat dans la gestion de cette théorie du ruissellement n’existe quasiment pas. Pire encore, lorsque le pouvoir public prend des décisions, ces dernières freinent ou font parfois obstacle à la diffusion de la croissance métropolitaine dans le reste du territoire national. Le cas de l’aménagement numérique des territoires ne constitue-t-il pas à ce titre un cas d’école ?
L’aménagement numérique n’existe pas.
Si l’on se réfère aux principes même de la théorie du ruissellement, qui consiste schématiquement à penser que la création de richesses peut se diviser en multiples petites rigoles qui irrigueraient l’ensemble de la société, on peut sans grand risque de se tromper estimer que le rôle d’un Etat adepte de ce courant de pensée consisterait à penser en termes de plans d’irrigation. Il devrait notamment stimuler la diffusion des solutions numériques métropolitaines dans le reste du territoire.
Pour y parvenir, les moyens ne manquent d’ailleurs pas. Contrats, conventions, surveillance du respect de ces accords, la puissance publique sait conditionner un ensemble de droits à un ensemble de devoirs. C’est d’ailleurs ce qui a nourri de longue date toutes les politiques de péréquation. On accorde le droit de déployer par exemple les réseaux optiques de nouvelle génération dans les zones denses sous la condition que les bénéficiaires prennent des engagements pour le reste du territoire. Le contrat peut donc en effet nourrir les petites rigoles…
Etrangement, depuis plus de 10 ans, l’Etat français a pourtant fait le choix inverse. Dans les zones denses, il a accordé une quasi exclusivité aux grands opérateurs leur laissant la possibilité d’y prendre des positions créatrices de richesse durable. On pourrait le comprendre si dans le même temps la puissance publique avait joué son rôle. Or ce n’est pas le cas. Comment donc expliquer que la puissance publique n’ait pas associée ce droit fondamental à des devoirs tout aussi clefs pour l’aménagement numérique des territoires ? Chacun a son opinion dans ce domaine.
Il y avait pourtant une solution simple, peu coûteuse pour les grands opérateurs et hyper structurante pour les Réseaux d’Initiative Publique (RIP) gestionnaire des zones peu denses : contractualiser dans le même temps les droits des grands opérateurs dans les zones denses et leurs engagements, sous quelques conditions simples à définir, à devenir client de tous les RIP proches des métropoles et villes dans lesquelles ils interviennent. L’Avicca via d’ajouter quelques propositions fort utiles dans ces domaines. Le plan d’irrigation numérique en aurait singulièrement gagné en efficacité.
Ce n’est pas le choix opéré par l’Etat français présidé par Nicolas Sarkozy puis par François Hollande. A tel point que le Sénat s’en met à douter quant à la réalité des intentions de la puissance publique. « Quelle que soit l’approche retenue, le constat est simple : si l’on souhaite concentrer toute la France en milieu urbain d’ici vingt ans, aucune stratégie n’est nécessaire, il suffit de laisser faire la tendance actuelle. Si au contraire, l’on souhaite assurer la pérennité de nos territoires et les promouvoir, il faut redéfinir une vision stratégique. » Comment ne pas partager ces doutes ? Comment ne pas penser en effet qu’en l’absence de cette redéfinition stratégique, l’aménagement numérique du territoire français n’existe toujours pas dans notre pays.
Compléments
Petit rajout pour élargir le débat sur la théorie du ruissellement : un petit article de vulgarisation et d’observation made in France Culture.
Rajout n°2 le 28 juin 2017 suite à ce texte publié par l’AVICCA. Il est intéressant de noter que Patrick CHAIZE, Président de l’AVICCA propose lui aussi plusieurs mesures de type contractuelle destinées à équilibrer l’économie des contrats à passer avec les opérateurs zones denses. L’article est publié ici et résumé ci-dessous.
L’AVICCA en appelle à l’ARCEP sur le respect du partage des responsabilités territoriales JUIN 2017
L’AVICCA vient de saisir le régulateur sur des mesures concrètes à prendre :
- mettre sous surveillance renforcée les opérations de « réaménagement de réseau » situées sur des zones d’initiative publique FttH. Il s’agit d’investissements nuisibles à l’économie de la boucle locale fibre, et inefficaces sur le cuivre, puisque les abonnés vont progressivement passer à la fibre. L’argument de désaturation du réseau, parfois avancé pour justifier ces déploiements, en est d’autant moins tenable.
- contrôler et appliquer l’obligation de complétude sur la zone moins dense et obtenir des engagements des opérateurs pour résorber les 5 millions de prises gelées (« couvertes » ou « programmées » mais non raccordables) dans un délai raisonnable.
- préciser l’esprit de la décision sur la complétude, avec :
- une réalisation rapide de l’essentiel d’une zone arrière dès la première année notamment en zone d’investissement privé, le délai de 5 ans étant destiné à résoudre les problèmes techniques et à mettre les moyens nécessaires sur les atermoiements d’autorisation ;
- un démarrage des travaux des opérateurs sur l’intégration des prises raccordables sur demande dans le processus de commercialisation, avec l’objectif de conclure ces travaux avant la fin de l’année.
Espérons qu’avec l’arrivée de Jacques Mezard au Ministere de la cohésion des territoires, la Strategie soit sérieusement infléchie.
En marche à nouveau ? On l’espère tous je crois.